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Sandrine Ben David
16 juin 2008

Kimiko Yoshida

kimikoyoshida


LA DISPARITION
par Sandrine Ben David, Jerusalem Post, 2006




S’il y a une véritable question dans l’art, aujourd’hui, cela n’est sûrement pas la celle de l’identité. Ce qui m’intéresse moi, c’est tout sauf le narcissisme, c’est tout sauf mon histoire, c’est prétendre atteindre à l’universalité.
Kimiko Yoshida

Israël accueille depuis le début du mois de février l’une des plus grandes artistes pluridisciplinaires de notre temps, la franco-japonaise Kimiko Yoshida, accompagnée de son éminent partenaire artistique, le critique d’art Jean-Michel Ribettes, pour deux superbes expositions, la première au musée d’Israël, intitulée « Tout ce qui n’est pas moi » (”All That’s Not Me“), et la seconde à la galerie TheHeder de Tel-Aviv, une installation nommée «Autoportraits à la virgule » (”Self-portraits with a Comma“).

« Tout ce qui n’est pas moi » est le résultat de la rencontre entre Kimiko Yoshida et les collections ethnographiques et archéologiques du musée d’Israël. Cette série d’une cinquantaine d’autoportraits, grands carrés quasi monochromes, oscille entre l’établissement d’une présence physique et l’évanouissement dans le flou de la couleur.

« Autoportraits à la virgule » est l’installation-paysage de dix autoportraits, eux aussi presque monochromes, qui établissent un fascinant dialogue entre la fragilité ultime, du verre, de la vie, et l’immuabilité définitive de la mort.

Ces deux travaux, comme toute l’œuvre de Kimiko Yoshida, participent d’une même idée et d’un même processus, que les deux partenaires artistiques expliquent ici, en réponse aux questions monoterminales du « Jerusalem Post édition française ».

L’art

- L’art est une transformation. Transformation de l’émotion, des symptômes, de l’objet, du médium, de la signification. Ici, il s’agit d’une transformation de soi-même. Et bien entendu aussi de la photographie, qui va devenir sculpture, installation, tendre à immatérialiser l’objet, tendre à l’abstraction.

Le Japon vient dans ce travail comme une hétérogénéité. C’est intéressant que ce soit une Japonaise qui se transforme en Indienne, en Africaine, en Arabe. Il y a là une dimension de fiction et surtout d’impureté.

Ces objets sont anciens, muséaux, sacrés et au service de rituels normalement effectués par des hommes. C’est aussi intéressant que ce soit une femme qui se transforme en chamane, en chef guerrier ou en chef de tribu. Cette appropriation introduit une autre impureté.

J’invente un nouveau rituel au nom de l’art, qui est un rituel sans parodie, sans destruction, sans nihilisme. La parodie et le nihilisme, qui sont a priori les risques principaux dans lesquels l’œuvre s’engage, sont écartés avec une volonté farouche. Ces images sont belles parce qu’elles tiennent à distance leur signification. En particulier celle de la douleur et de la mort, disparition ultime.

Le langage

- Le langage est la matière la moins imaginaire, la plus abstraite de la représentation. La lettre va faire un trou dans l’image, disant que celle-ci est incomplète et que la signification est au-delà. La disparition, dans cette œuvre a au moins trois sens.

Celui de la révélation, puisque là où la figure disparaît, elle se dévoile. Celui de la disparition ultime, de la mort, puisque ces autoportraits sont en réalité des cadavres, des natures mortes, des vanités. Enfin celui de l’absence, parce qu’il y a un manque dans l’image, parce que celle-ci n’est jamais véritablement égale a ce qu’elle représente.

L’image ne fait que représenter une absence de l’objet, et cette disparition multiple est révélée ou réveillée par l’introduction du langage. L’image ne suffit pas à dire.

Le signe en verre soufflé, terriblement fragile, est en même temps la pierre tombale qui repose sur le visage pour le cacher et éterniser. La virgule est elle-même le morceau de langage le plus pauvre. C’est le degré zéro du langage, qui se réduit à une pure respiration, à une copule, un trou entre deux lettres.

Le monochrome

- Le choix du monochrome, géniteur de l’abstraction, est précisément la manière de marquer cette tension entre l’irréalité et la figure. Ces monochromes, qui ne sont en réalité pas de véritables monochromes, tendent vers l’abstraction, et échouent dans cette tentative.

C’est véritablement une tension, entre le vide et la couleur, entre la soustraction et la séduction baroque. Ils élaborent en outre un dialogue avec l’histoire de l’art, avec des artistes comme Barnett Newman, Yves Klein, Gerhard Richter, Robert Ryman ou Richard Serra.

Une sorte de minimalisme qui retourne inévitablement vers l’impureté, vers l’hétérogénéité, vers l’hybridation avec le baroque. Ce travail dialogue aussi avec l’ethnographie, avec l’anthropologie. Il parle moins de photographie que de mythologie, de religion et de rituels, des cultures autres. Tout ce qui n’est pas moi, en effet, m’intéresse.

S’il y a une véritable question dans l’art, aujourd’hui, cela n’est sûrement pas la celle de l’identité. Au fond, l’art, comme tout le reste, repose essentiellement sur des ritournelles, des automatismes, des syntagmes morts, qui sont le genre, la mémoire, les racines.

Ces « tartes à la crème », ces bêtises ont été jusqu’alors la nourriture de l’art. La réflexion qui conduit notre travail est contraire à cela. Elle traite de l’identité selon sa véritable nature de phantasme.

Lacan définit le moi comme un oignon. On enlève des couches et des couches et au bout il n’y a pas de noyau, il n’y a rien. Ce qui constitue le moi, ce ne sont que des identifications multiples et imaginaires. L’imaginaire crée l’humain. Ce qui m’intéresse moi, c’est tout, sauf le narcissisme, c’est tout sauf mon histoire, c’est prétendre atteindre à l’universalité.

La mort

- La mort est un signe de l’éternité de la vie. Le premier geste de l’art dans l’histoire a été un geste funéraire. La vie est la mort, comme l’art baroque et le zen sont en tension constante à l’intérieur de l’œuvre, qui crée la disparition en même temps que la révélation.

L’art représente pour moi la possibilité d’une expérience vécue de surcroît, expérience d’un au-delà des limites qui signifie seulement la perte inaperçue de la mort déjà advenue.

L’art apporte avec lui l’ambiguïté, la duplicité qui permet de s’extraire « hors du charnier natal » (Heredia), d’échapper au nihilisme abrutissant, de se dégager du piétinement harassant de la mort. Il permet de se survivre avec grâce en une disparition qui disparaît dans une image de la disparition, à revivre dans un oubli infiniment oublié. Ce que je sais des images, c’est que celles-ci, quand bien même elles figurent le vivant, parlent de la mort.

Elles tiennent leur ambiguïté de là, d’être un reflet seulement, une mince limite auprès du néant. Par ce qu’il y a d’inflexible et de compact dans un reflet, l’image recouvre l’indéfini que le caput mortuum de l’être pousse en avant. Le reflet imaginaire du vivant révèle l’obscurité de son destin, l’image rend l’être à son essence d’ombre.

Sa signification est invariablement de vanité. Il y a d’abord la présence réelle, puis vient l’image, c’est-à-dire l’absence de la chose réelle. Il faut que la chose réelle s’éloigne, disparaisse pour se laisser ressaisir comme ombre ou comme reflet.

La chose s’effondre dans son image là où le présent manque absolument. Elle a rejoint ce fond d’impuissance où tout s’arrête : still life. Il n’est pas indifférent que, pour l’éclairage de tous mes autoportraits, mon choix technique se porte sur deux simples ampoules tungstène de 500 watts, habituellement réservée à la photographie de natures mortes.

Le rythme

- Dans ce monochrome, qui n’est pas un véritable monochrome, se trouvent des variétés infinies, il est donc une figure du temps. Et la scansion, la respiration de cette virgule parle d’une suspension dans le temps. Les variations de l’œuvre sur l’infinité ethnique, en 150 autoportraits de cette série jusqu’à présent, constituent non seulement un voyage géographique, mais aussi un périple dans l’histoire.

La beauté

- Au Japon, la geisha n’est pas faite pour devenir une belle femme. C’est un archétype de femme. Une abstraction de corps et de visage. Cette beauté va vers le nihilisme en même temps que vers l’universalité. Le maquillage participe à cette tendance.

C’est une signification de vanité et de mort, mais pas explicitée. Il s’agit, contrairement au maquillage occidental qui tend à égaler un idéal d’une femme, d’un maquillage qui tend à l’idée d’une femme. Il ne s’agit pas d’être plus belle, plus singulière ou remarquable.

Il s’agit au contraire de s’effacer, de se cacher derrière cet archétype, derrière cette généralité d’une femme. Et oui, à ce moment-là, on est remarquable, parce que l’on n’a plus rien de singulier. L’œuvre part du maquillage pour disparaître et s’effacer dans le fond, dans la couleur et sous l’objet.

La catégorie

- Je ne suis pas photographe, je ne suis pas modèle, je suis artiste. Ce qui m’intéresse, c’est d’élargir le champ, de créer des liens entre différents domaines scientifiques et l’art contemporain. Je suis à la recherche de l’impureté. « Je » est un autre. C’est la phrase de Rimbaud. Au lieu de dire : « Qui » je suis, je dis « Combien » je suis. C’est une transformation vers l’ouverture, vers l’extérieur.

Jerusalem Post édition française,
lundi 27 février 2006.

http://www.kimiko.fr/text/12%E2%80%A2la-disparitionpar-sandrine-ben-david-jerusalem-post-2006/

Kimiko_Yoshida_2

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Sandrine Ben David
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