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Sandrine Ben David
16 juin 2008

Emmanuel Kleidman

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REQUIEM POUR UN TRIPTYQUE
par Sandrine Ben David

Entre 28000 et 42000 dollars, telle est la valeur de « J.F. » estimée récemment par l’un des experts du Musée d’Israël à Jérusalem. Cette œuvre gigantesque (14,10m x 2.185m) du peintre Emmanuel Kleidman ; probablement le plus grand dessin à l’encre sur papier connu à ce jour, est en train de mourir, victime de malfaçon, aux stades de marouflage et de pose, avant son vernissage, en octobre dernier, dans le hall Agam du Palais des Congrès de Jérusalem.

Apres avoir constaté les dommages causés par l’acidité, très supérieure à la norme, contenue dans la colle et les médias utilisés, la conservatrice Talila Grinberg et l’artiste lui-même ont décidé, d’un commun accord, de suspendre l’exposition. Les photos publiées dans cet article sont les seules traces de cette œuvre vertigineuse, aujourd’hui sous scellés à l’abri de la lumière, jusqu’à ce que  responsabilité soit reconnue dans l’affaire. Sandrine Ben David a rencontré Emmanuel Kleidman il y a quelques semaines, encore étranger à cette tragédie. Elle nous fait partager le verbe instruit et particulier de cet artiste rare.

-              Cet immense triptyque et les encres qui l’ont précédé décrivent tous votre studio à Paris. Pourquoi ce sujet et pourquoi ce lieu ?

-              L’immeuble dans lequel je travaille en ce moment est celui qu’a fait construire mon père sur les ruines de l’Alhambra, qui était le music-hall de ma grand-mère. Donc, je suis complètement au sein même de ma vie. Depuis ma toute petite jeunesse, ce lieu, je l’ai visité alors qu’il était un théâtre. Et c’est vrai, ce tableau est très théâtral. C’est bizarrement une image de moi. Ce n’est pas seulement une image faite par moi. Ce n’est pas cela qui est important à dire. Ce qui est important à dire, c’est que c’est une image de moi. Moi, dans mes vingt-cinq mètres carrés à Paris, en face d’un mur miraculeux de quatre mètres soixante-dix, qui correspondait proportionnellement exactement aux dimensions qui m’avaient été commandées, donc, Dieu me protégeait là-bas… J’ai peint sans jamais savoir ce qui arriverait de ces trois morceaux remis ensemble. C’était un puzzle un peu mystérieux mais je m’accrochais au mur (rires). Je m’accrochais aux murs…Et ça a marché. Je suis arrivé à Jérusalem avec mes cent vingt morceaux de papier, je les rassemblés sur le sol du hall du palais, et ça a marché. Parce que l’idée est simple. C’est un peu comme dans le jeu de billard français. Trois boules sur un tapis vert. Les moyens sont multiples mais la règle est unique : avec une boule on doit toucher les deux autres. Et c’est un peu ce que j’ai fait. Avec une boule j’ai touché les deux autres.

-              Cette œuvre est tout à fait paradoxale dans la confrontation de son caractère intime et de ses dimensions. Quel a été le processus de création ?

-              Beaucoup d’étude, beaucoup de réflexion. Enormément de réflexion. Peut-être, quelquefois, honteusement, le farniente le plus total. Ma femme et mes enfants me voyant recroquevillé dans mon lit, un jour plein, ne faisant rien. Et puis surtout, me recroquevillant devant le papier… Beaucoup de pensée… Et par la suit, beaucoup d’exercices, beaucoup de recherche graphique, afin d’essayer de savoir comment donner l’impression de la matière, sur des grandeurs aussi énormes. Parce que c’est cela qui m’impressionnait. Là ou je rêvais le plus, ce n’est pas seulement dans la vision de l’horizon, mais dans la vision de la translation de mon être, dans un hall aussi immense. Moi, en train de regarder quelque chose qui se trouve maintenant à un mètre de moi, mais que je vais bientôt voir à trente mètre de moi. Alors, j’ai utilisé des longs tubes de carton et j’ai regardé, à travers, le papier, même nu. J’essayai d’imaginer que je voyais les choses se faire très loin de moi. Et puis, donc, restituer la matière… La matière du papier collant, de la bouteille en plastique coupée, de la canette de bière un peu écrasée… Toutes ces matières qui sont des matières vulgaires, à jeter, sans aucune richesse, il fallait nécessairement les illuminer, les rendre grandioses, sur des hauteurs énormes. J’ai beaucoup travaillé le coup de pinceau, le geste du dessinateur, le geste du graphiste. Je ne voulais pas que cela soit seulement de l’expressionnisme lyrique à la Matthieu ou à la Ahtung. Ce n’est pas l’abstraction qui m’importait, l’abstraction est évidente. Parce que chacun des cent vingt morceaux constitue une belle peinture abstraite, qui se suffit à elle-même et ne nécessite pas les cent dix-neuf autres. Simplement, il y a une poursuite. Et c’est cette poursuite qui m’intéressait dans le rendu, et dans l’œil du spectateur de la matière. Est-ce qu’en effet, un personnage qui viendrait regarder ces grands dessins intrigants et intimes, pourrait se dire : Tiens, là, il y a un objet que je connais ? Simplement, il est fait d’un geste. Et c’est ce geste que j’ai beaucoup étudié. J’ai beaucoup étudié la manière de s’appuyer, de laisser couler l’encre, de frotter, de sécher, la rapidité, le temps qui passe sur le geste. Et puis, je me suis appliqué a reprendre la gomme liquide que j’avais utilisée dans les encres précédentes, à partir de l’extrême droite du dessin central, ou apparaît pour la première fois le vivant, sous la forme d’une plante sèche dans une bouteille coupée. J’ai utilisé cette technique pour protéger les blancs, comme on protège la vie, en créant une sorte de cocon… En les respectant de cette manière, j’étais sur de pouvoir travailler les matières autour et de redécouvrir, en gommant, le vivant, la forme parfaite du vivant, la lumière, très transparente, du vivant. La subtilité des peaux ou des pétales de fleurs. L’irisation, la transparence, toutes ces choses qui sont très difficiles à définir, qui sont les choses les plus sensibles qui soient. On ne peut pas travailler cela d’un coup. Cela se travaille par approches, par couches. Et après avoir ôté la gomme liquide, il faut venir dedans, pour donner, comme dans la pupille de l’œil, le petit feu…

-              La masse de travail et de recherche engagée dans ce triptyque semble être à la mesure de la taille physique du tableau. Quel en a été l’aboutissement ?

-              Quelque part, c’était tellement grand qu’il a fallu en faire comme une finalité et j’ai été obligé de le symboliser. Quelquefois, je suis un peu déçu de son manque d’abstraction. Il est beaucoup moins vertigineux que les encres précédentes. Beaucoup plus tranquille. Tout le monde comprend. Personne ne se pose trop de questions. A part quelques études au niveau central, au niveau de la lumière, qui sont particulièrement intéressantes pour moi. Mais c’est vraiment de la technique pure, comme la matière noire, en gravure sur cuivre. Simplement fait à l’encre sur papier. Ce n’est pas une révolution. C’est une application. J’aurais pu travailler encore six mois, encore plus précisément, c’est sans fin. Mais ce n’était pas le principe de recherche. Le principe de recherche, c’était la totalité. Passer du noir au blanc, du mort au vivant, relater quelques éléments de mon intimité. Voila tout.

Talila Grinberg, la conservatrice du Palais des Congrès de Jérusalem, avait eu l’idée intéressante de présenter le triptyque en six panneaux, au lieu de trois, disposé deux par deux, en angles intérieurs, et, conséquence du mouvement latéral du spectateur, le tableau bougeait. Il travaillait l’œil. Les portes s’ouvraient, se refermaient, les murs apparaissaient, disparaissaient. Comme dans un théâtre. C’était un tableau vivant. Il se meurt. En quittant Emmanuel, ce soir là, je lui ai demandé s’il y aurait d’autres encres. Il m’a répondu : Je lâche. Je lâche. J’ai du mal, mais j’ai essayé. Je suis en train de faire de la couleur…

Jerusalem Post édition française,
16 décembre 2003.

 

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