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Sandrine Ben David
20 septembre 2008

Jérôme Clément

tard4

LES NOMS EFFACÉS
par Sandrine Ben David

Marcel Proust disait : « Ceux qui produisent des oeuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété ».

L'écrivain est-il capable de façonner un miroir parfait? Cette question synthétisée par la métaphore stendhalienne préoccupe depuis toujours le monde des lettres et en particulier celui de la littérature biographique. Le siècle qui précédait la Recherche du temps perdu exigeait un narrateur omniscient qui ne cachait rien à ses lecteurs. Il n'était pas dans la nature des écrivains du XIXème siècle de laisser un mystère irrésolu à la fin d'un roman. A l'inverse, la littérature du XXème postule une vérité inaccessible. La physique kantienne moderne a déterminé qu'un phénomène est toujours influencé par celui qui l'observe et qu'il n'existe peut-être aucun phénomène en l'absence de son observateur. Il résulte de cette idée que la vie reflétée dans le miroir littéraire n'est pas l'univers objectif d'un narrateur omniscient, mais la somme des impressions relatives à un individu qui expérimente le monde. Aucun homme ne peut aspirer à reproduire exactement la vie, parce que c'est à travers ses yeux qu'il observe et avec son esprit qu'il analyse. Ce miroir qu'est l'oeuvre littéraire ne reflète donc pas le monde lui-même mais le processus de son expérimentation. L'écrivain moderne, conscient de l'impossibilité d'une vérité exacte, se place donc face à l'exigence d'une autocensure et d'une sincérité maximale.

Le roman de Jérôme Clément, Plus tard tu comprendras, publié aux éditions Bernard Grasset, est un exemple remarquable et particulièrement émouvant de cette tentative d'auscultation de la vérité. Jérôme Clément est président de la chaîne franco-allemande Arte depuis vingt ans. Fils d'un français catholique et d'une juive russe, cet ancien énarque a publié plusieurs ouvrages dans le passé, dont Lettre à Pierre Bérégovoy en 1994 chez Calmann-Lévy, et Un homme en quête de vertu en 1992 chez Grasset. Le processus de l'écriture de Plus tard tu comprendras, motivé par le décès de la mère de son auteur en 1996, consiste en un pèlerinage investigateur, « profanateur » dira quelquefois l'écrivain, de lieux en lieux jusqu'alors inexplorés, et de personnages en personnages jusqu'alors non révélés.

J'ai rencontré Jérôme Clément en visite en Israël le 27 janvier 2005, jour de l'apposition officielle des noms de ses grands parents maternels au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, et je lui ai demandé de réagir à certains passages de son livre.

Jusqu'ici, je pensais que le silence aussi se transmettait de génération en génération : « J'ai été dès l'enfance, habitué au silence familial. Pour des raisons d'ailleurs un peu différentes chez chacun de mes parents. Ma mère ne pouvait plus, après la guerre, évoquer ce qui s'était passé. On savait l'essentiel mais il n'était pas permis d'en parler. Du côté de mon père, c'était un autre problème lié à son caractère extrêmement taciturne. Étant habitué à cette atmosphère de mystère et à l'absence de questionnement, je me demandais secrètement comment rompre le cercle du silence. L'écriture m'a beaucoup aidé, même s'il s'agit d'une démarche extrêmement personnelle, à briser ce cycle. »

Nous replions tout, effrayés par la multitude de cartons... Jamais je n'avais ouvert ces placards... Seul, j'aurais eu le sentiment d'une profanation : « J'ai toujours été très respectueux de l'intimité de chacun et en particulier de celle de mes parents. C'était donc pour moi une démarche extrêmement difficile, même après sa disparition, que celle de devoir fouiller dans les affaires de ma mère. Elle supposait à mes yeux une sorte d'effraction : effraction de l'enveloppe et lecture de la lettre qui ne m'était pas destinée, spoliation du désordre d'un tiroir pour y introduire mon ordre à moi... Je m'y suis soumis tout d'abord par nécessité, puis j'ai compris que je devais aller jusqu'au bout. J'ai tout regardé dans les moindres détails pour reconstituer l'histoire. Il s'agit d'une recherche de mémoire et d'un désir de transmission et d'explication aux générations futures, mais aussi à mes contemporains. »

J'avais toujours pensé que l'intégration, par le mariage de leur fille unique avec un français, bourgeois et catholique, était l'aboutissement du parcours de mes grands-parents Gornick. C'était faux. Les familles étaient étaient opposées au mariage : « Je vivais dans l'idée fausse et sans doute un peu naïve que l'union de mes parents était née du profond désir d'intégration de ces émigrés juifs russes. Cette illusion est probablement liée à mon éducation de petit garçon où la France m'était présentée comme un modèle républicain du bonheur. Je n'avais absolument pas conscience de la valeur qu'avait aux yeux de mes grands parents la communauté ethnique et religieuse à laquelle ils appartenaient. Ils ne voulaient pas du tout que ma mère épouse un Goy. »

Allez, il faut d'abord compter sur toi-même et travailler : « C'est une phrase que ma mère me répétait souvent. J'ai été élevé dans cette idée et c'est une idée juste. Je n'ai pas du tout le même type de relations avec mes enfants que celle que mes parents avaient avec moi, mais j'essaie de leur montrer que l'aisance dans laquelle ils sont élevés aujourd'hui est fragile et peut être remise en cause du jour au lendemain par des évènements imprévus. Dans cette éventualité ils doivent apprendre à compter sur eux-mêmes. C'est important. »

A son âge, il ne savait pas grand-chose ni des religions, ni de l'histoire de sa grand-mère ni de la mienne... Treize ans plus tard, il veut m'aider à obtenir le maximum de renseignements... Cela me réconforte de partir avec lui : « Les enfants nous aident par leur curiosité et par leur spontanéité, à poser les questions que l'on n'ose pas poser. Je les ai mêlés à cette histoire afin de montrer combien le présent et le futur sont inextricablement imbriqués dans le passé. Ma démarche difficile et douloureuse a été facilitée en y associant la génération d'après et en particulier mon fils Julien. Son accompagnement indiscret parfois mais très précieux m'a empêché de m'évader dans la rêverie et dans la contemplation. Il était comme un autre moi-même qui me rappelait sans cesse à l'ordre. Faire ce pèlerinage ensemble équivalait à une nouvelle façon de communiquer, très profonde et toute particulière. »

Comme Marcel Proust, Jérôme Clément ne se limite pas à dire l'impossibilité de la connaissance totale, mais il explique que le propos du miroir littéraire est uniquement celui de la vision la plus juste possible. Comme lui, il désire ardemment traverser le passé, capturer le temps et retrouver non seulement les souvenirs cachés mais aussi les êtres disparus. Proust disait qu'un livre est « un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. »

Voici ce qu'écrit Jérôme Clément dans son livre :

En 2005, pour la première fois en France, les noms de Georges et Sipa Gornick seront donc gravés officiellement et tout le monde pourra les lire, comme en Israël à Yad Vashem. Je repense à ces conversations avec ma mère, auxquelles je ne prêtais pas toujours assez attention, dans lesquelles elle me disait sa douleur de ne pas avoir de lieu pour pleurer les siens. Ni tombe, ni cimetière, ni monuments aux morts comme ceux que l'on voit partout pour la guerre de 1914. On les moque parfois, ces vaillants poilus en fer, drapés fièrement devant une stèle où figurent les noms de ceux qui sont tombés dans chaque village pour la France. Je les ai souvent regardés distraitement. Je comprends aujourd'hui qu'il est important de pouvoir se recueillir devant un monument portant les noms des disparus. Tu vois, Maman, maintenant tu pourras reposer en paix.

« Plus tard, tu comprendras », un roman de Jérôme Clément édité chez Grasset.

« Plus tard, tu comprendras », le film d'Amos Gitaï sera diffusé prochainement sur France 2.

 

Jerusalem Post édition française,
8 février 2005.

clement

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